Résumés

Pascale Auraix-Jonchière

L’expression des émotions, un paradigme structurel dans les nouvelles de Jules Barbey d’Aurevilly

L’expression des émotions dans les fictions narratives de Barbey d’Aurevilly suscite plutôt des analyses relatives à la sémiotique du corps (notamment le corps amoureux). Mais le lien des émotions et de la parole, leur possible transmission d’un conteur à l’autre et leur répercussion sur les différents registres énonciatifs permet de les considérer sous un angle différent. Nous poserons ici l’hypothèse d’un fonctionnement métatextuel des émotions, à l’origine d’un paradigme structurel qui serait propre aux fictions brèves et à leur visée démonstrative.

 

Céline BOHNERT

Émotion et décision dans les livrets de Philippe Quinault :
la tragédie en musique et les passions du prince

La tragédie en musique intéresse la réflexion sur les émotions à plus d’un titre. Alors que la tragédie parlée visait différents effets, notamment l’admiration, affect rationnel, la scène lyrique repose sur l’empathie avec le public : selon Pierre Perrin, l’inventeur du théâtre lyrique français, « la fin du Poete lyrique » est de « d’enlever l’homme tout entier » en touchant « en mesme temps l’oreille, l’esprit et le cœur : l’oreille par un beau son […], l’esprit par un beau discours et par une belle composition de musique bien entreprise et bien raisonnée, et le cœur en excitant en luy une émotion de tendresse[1] ». Le théâtre chanté est ainsi défini par la tendresse dans un sens élargi qui rejoint la notion de pathos, y compris dans ses excès, et ce aussi bien sur le plan des effets que dans son contenu : contrairement à ce qui se passe sur la scène parlée, la parole sur la scène lyrique est moins action qu’exposé des motifs de l’action. Les personnages lyriques sont pris dans une forme de passivité paradoxale : d’un côté Cadmus, Thésée, Hercule réalisent sur scène des exploits héroïques, de l’autre ils sont essentiellement les bénéficiaires de la bienveillance des dieux et n’ont qu’à exposer leurs désirs pour les voir réalisés. En réalité, ces héros semblent moins définis par leurs actions que par leurs émotions. Les livrets de Quinault donnent d’ailleurs à voir de nombreux moments d’hésitation, renvoyant à une action suspendue par le déchaînement des passions. Les liens établis entre passions et décision dans la tragédie en musique revisitent ainsi l’articulation de l’action et de la passion telle que l’élabore la scène parlée : si les passions sont à la fois moteur et frein de l’action, on interrogera l’économie des émotions évoquées par les personnages, pour montrer comment l’exhibition de leur intériorité peut produire une intrigue cohérente. On s’intéressera plus précisément à la manière dont les émotions jouent dans le processus de décision. L’enjeu est à la fois poétique et juridique. Car on peut lire les livrets de Quinault, de même que les tragédies de Racine, comme des rituels spectaculaires interrogeant les catégories juridiques qui sous-tendent l’absolutisme. Alors que la tragédie parlée orchestre une crise de ces dernières, l’opéra serait cette « tragédie heureuse » évoquée par Michel Foucauld, celle qui montrerait « la remontée de l’homme privé, de l’homme de cour et de cœur, jusqu’à ce point où il devient chef de guerre et monarque, détenteur de la souveraineté[2] ». Les passions exposées sur scène formeraient ainsi un véritable système, elles seraient orchestrées suivant un processus qui mènerait à l’exhibition d’une image glorieuse du souverain.

 

Jean-Michel DEVÉSA

L’Amère Souffrance des enfants de la (post)colonie

Dans l’imaginaire et le discours de l’Occident, l’Afrique et l’enfance sont l’objet de représentations qui se croisent : l’Afrique est très souvent « décrite » à partir du stéréotype qui en fait le continent « primordial », celui d’avant « la chute » dans l’Histoire tandis que les premiers pas dans la vie des humains sont nostalgiquement célébrés pour constituer l’heureuse période des « verts paradis ». Beaucoup d’écrivains africains francophones, à commencer par Léopold Sedar Senghor, ont alimenté cette vision passablement orientée idéologiquement qui, en assimilant l’enfance à l’âge de l’innocence, suggère que le continent africain participe de celle du monde et de l’humanité. À partir d’un corpus réunissant d’une part des « classiques » de la littérature africaine maghrébine et subsaharienne et d’autre part des ouvrages parus à la charnière des XXe et XXIe siècles, lesquels rendent compte du point des garçons des tensions et des épreuves à affronter au sein de la famille, et dans les sociétés coloniale et post-coloniale, pour devenir adultes, la présente communication se propose d’examiner combien les fils de l’Afrique ont mal à leur pères et mères, entre le « Royaume » des merveilles et les épreuves du « mauvais sang ».

Corpus envisagé

Le Fils du pauvre (1950) de Mouloud Feraoun

La Grande Maison (1952) de Mohamed Dib

La Statue de sel (1953) d’Albert Memmi

L’Enfant noir (1953) de Camara Laye

La Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra

« Laetabundus ou l’enfant miraculé », in La Main sèche (1980) de Tchicaya U Tam’si

Amkoullel l’enfant peul (1991) d’Amadou Hampâté Bâ

Les Petits Garçons naissent aussi des étoiles (1998) d’Emmanuel Dongala

Allah n’est pas obligé (2000) d’Ahmadou Kourouma

Demain j’aurai vingt ans (2010) d’Alain Mabanckou

 

Cécile GAUTHIER

Langue « maternelle », langue de l’enfance, langue de l’oubli : la littérature en quête des premières émotions

Les diverses représentations attachées à la langue dite « maternelle » font d’elle par excellence une langue de l’émotion, associée à tout un imaginaire féminin, à commencer par la figure nourricière de la mère (et de ses divers substituts) avec laquelle le nourrisson dépourvu de mots, évoluant dans un univers de pur affect, entretiendrait un rapport fusionnel. Mais l’enfance voit aussi éclore les premières émotions, et la tentative pour les traduire dans le langage. Ainsi le don de la langue et des mots, présenté métaphoriquement comme un don nourricier comparable à celui, hautement symbolique, du lait, permet progressivement de rompre le lien en faisant accéder l’enfant à l’autonomie raisonnante. La langue « maternelle » n’en reste pas moins objet d’un désir, voire d’une quête plus ou moins nostalgique, dont la littérature se fait l’écho (Sand, Nerval, Proust…). Mais dans quelle langue écrire et traduire ces premières émotions ? Ont-elles été vécues, font-elles l’objet de réminiscence, ou sont-elles simplement imaginées ? Comment sont-elles ressaisies, ou réinventées, par la mise en récit, par la traduction poétique ? Et comment se dessine alors le mythe de la langue « maternelle », langue de l’enfance des émotions, entre mémoire et oubli ?

 

Alexandre GEFEN

Le tournant affectif des études littéraires : bilan et perspectives

Ces dernières années ont été marquées par me renouveau épistémologique qu’a connu l’étude des émotions dans le champ littéraire. La question des affects autorisées ou provoquées par la littérature avait été éclipsée par le dédain des problématiques « psychologisantes » et par plusieurs décennies de recherche littéraire centrées sur les interrogations formelles. Or les recherches dans ce domaine ont été relancées depuis une décennie à travers les sciences cognitives et les théories psychologiques ou sociologiques de la réception et de la lecture : celles-ci ont en commun la volonté de comprendre comment « l’usage des émotions permet une sorte de contrôle temporaire de l’état mental d’autrui » (pour reprendre une formule de William M. Reedy). La problématique recouvre, dans un champ très vaste, l’analyse de questions originales à la jonction entre recherche sur le corps et recherche sur l’esprit : les mécanismes complexes de l’immersion fictionnelle et du transfert affectif, les processus de mise en commun collective des émotions individuelles, ou encore les interactions entre l’ordre esthétique et poétique, d’une part, et la logique des émotions, de l’autre… Après plusieurs années jalonnées par d’importants programmes de recherche en Europe et aux Etats-Unis, et à l’heure de l’émergence actuelle de champs croisés comme la narratologie ou la poétique cognitive, dont les logiques sont largement fondées sur l’analyse des dynamiques affectives, l’heure est peut-être de faire un bilan.

 

Chargé de recherche HDR au Centre d’Étude de la Langue et des Littératures Françaises (CNRS-Université Paris 4), directeur de la rédaction de la Nouvelle Revue d’Esthétique (PUF),n fondateur du site Fabula.org, Alexandre Gefen travaille sur des questions de théorie littéraire appliquées à la littérature française contemporaine et notamment sur la question du statut, des fonctions et des effets de la fiction. Il a été l’un des coordinateurs du programme de recherche international « Pouvoirs des arts », financé par l’Agence Nationale de la Recherche, qui s’intéresse à la question des émotions littéraires, conçue comme une piste novatrice dans l’analyse du champ littéraire. Dernières parutions :

  • Empathie et esthétique, avec Bernard Vouilloux, Paris, Éd. Hermann, 2013
  • Vies imaginaires de la littérature française, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2014.
  • Inventer une vie, La Fabrique littéraire l’individu, préface de Pierre Michon, Les Impressions nouvelles, 2015.
  • Art et émotions, Armand Colin, 2015.

 

Camille Guyon-Lecoq

Sensibilité à la douleur et compassion chez Robert Challe voyageur : de l’expérience de l’attendrissement à une réflexion sur la nature humaine

L’expérience existentielle sans doute la plus forte qu’ait faite Challe en voyage, c’est celle de la douleur : sa douleur propre, mais aussi la douleur des autres, et plus encore sa douleur de voir les autres dans la douleur. La communication propose de tenir cette sensibilité à la douleur non pas pour une découverte anecdotique que Challe ferait, dans le voyage, au sujet de son propre tempérament, mais, plus profondément, pour l’occasion de la découverte d’une idée qui sera centrale non seulement dans les Illustres Françaises, mais encore dans la littérature comme dans la pensée du tournant du siècle. On peut formuler cette idée comme suit : c’est la capacité de s’attendrir qui fait l’homme. Cette disposition à l’attendrissement devient, dans une morale conçue comme naturelle, une valeur, et la sensibilité se trouve, de ce fait, érigée au statut de disposition par excellence de l’humanité à la vertu. Mais le voyage ouvre aussi sur une découverte plus troublante que les Difficultés sur la Religion proposées au Père Malebranche ne faisaient que pressentir : la capacité d’attendrir et de s’attendrir n’est pas réservée à l’homme. Cette expérience et la réflexion qu’elle entraîne et à laquelle elle engage les lecteurs ouvrent sur une dissolution de l’idée même d’une spécificité de la nature humaine, à l’occasion et au profit d’une nouvelle conception de l’échelle des êtres dans la nature. En somme, l’ébauche, grâce à l’expérience de l’attendrissement à l’égard d’animaux que seul le voyage pouvait faire découvrir dans leur „état de nature“, d’une conception nouvelle de l’idée de nature.

 

Anne-Elisabeth HALPERN

« Cette émotion appelée poésie » (Reverdy)

De l’écriture à la lecture de poésie, l’émotion semble un moteur spécifique et cathartique, oscillant entre empathie ineffable et complicité critique, larmes et rire, sentiment et réflexion. Si la poésie lyrique est évidemment au centre de ce dispositif émotionnel en amont et en aval de la création, la poésie enfantine et jusqu’à la poésie expérimentale mettent en jeu des mécanismes dont les résultats, qui nous meuvent et nous émeuvent, participent de ce vaste mouvement qui transcende les particularités culturelles et linguistiques au profit d’une forme d’humanité, et que l’on pourrait résumer sous la forme : poétiser est le propre de l’homme.

 

Jean-Louis HAQUETTE

« Notre âme est un tableau mouvant ». Énergétique des émotions et puissance de l’image chez Diderot »

La pensée de Diderot est un bon point d’observation de la place grandissante que prend la notion de visibilité dans le débat littéraire et esthétique sur les émotions au siècle des Lumière. On essaiera, dans la lignée des travaux de Michel Delon et de Pierre Frantz, d’en dégager certaines lignes de force, en montrant les échanges réciproques entre les domaines du langage et des images. L’action oratoire, le théâtre et la peinture se combinent chez Diderot, dans la volonté de représenter les émotions dans toute leur énergie. Partant de l’idée d’une faille du langage verbal, Diderot donne une place centrale aux signes non-verbaux et renouvelle la tradition picturale et rhétorique de la codification des expressions. Le théâtre est alors rêvé comme le lieu par excellence de l’énergétique des émotions, où se retrouverait la plénitude de la communication interpersonnelle.  On fera référence à la fois aux textes de Diderot sur le théâtre et sur la peinture, ainsi qu’aux deux lettres sur les aveugles et sur les sourds.

 

Élisabeth HÉNIN

Le geste est-il langage ou rhétorique ?

À la suite de Quintilien, le médecin et philosophe John Bulwer, dans son traité Chirologia (1644), distinguait deux types de gestes : les gestes naturels (chirologia or the naturall language of the hands) et les gestes artificiels (chironomia or the art of manuall rhetoricke). La dualité de la nature et de l’artifice est soulignée au frontispice, qui met face à face la Nature personnifié et Polymnie, la muse de la rhétorique. Cependant, dans le détail de l’explication des gestes, la frontière des deux catégories semble s’estomper ou se brouiller : certains gestes sont présents dans les deux parties (comme celui de la supplication ou de la bénédiction), d’autres sont présentés comme naturels, qui nous semblent aujourd’hui purement artificiels (par exemple, écarter les mains pour exprimer l’admiration). Par ailleurs, Bulwer se fonde sur un matériau pour le moins éclectique, mêlant indistinctement nature et art : il réunit des observations issues de la vie quotidienne et des rituels, des anecdotes historiques, mais aussi des citations tirées de la Bible et des traités d’art oratoire et des analyses de tableaux.

Ce traité nous donne l’occasion de poser une question : quelle est la part respective de l’inné et de l’acquis, de la nature et de l’artifice dans l’expression gestuelle des émotions ? La grammaire du geste est-il un langage sucé avec le lait de la mère, ou une rhétorique apprise ? Comment la tradition et l’acculturation ont-ils naturalisé cette rhétorique, au point de nous rendre son usage spontané ? Et que nous apprend la distance historique (de presque quatre siècles) sur le caractère culturel ou au contraire intemporel de ces gestes ? Si l’image d’Henri VIII tapant du poing sur la table pour exprimer sa colère n’a rien perdu de son expressivité, d’autres au contraire sont devenues illisibles. Il s’agit donc d’interroger cette tradition gestuelle à l’aune de la distinction nature/artifice et de tester, par là-même, la validité de cette distinction : ne sommes-nous que des animaux politiques, et notre langage n’est-il que rhétorique ?

 

Ian James

Affectivité, sens et affects: les émotions comme articulation de la vie biologique

À partir d’une lecture croisée de la philosophie biologique de Georges Canguilhem et de la pensée post-phénoménologique de Jean-Luc Nancy cette communication posera le problème du partage de la vie affective entre les êtres humains et les animaux. L’interaction interanimale sera considérée dans le contexte d’une compréhension de la vie biologique en générale comme foncièrement afftective dans son articulation la plus élémentaire. Vu sous cet angle l’être du vivant se définit par le rapport du sens qui est institué dans le cadre de ses contacts et de ses références à son environnement et à soi-même. Dans ce contexte le rapport affectif entre les humains et les animaux et celui des deux à leur environnement peuvent être considérés comme étant antérieures à toute fonction cognitive supérieure et par-là antérieures aussi à toute distinction entre humains et animaux en tant que tels.

 

Denis KAMBOUCHNER

L’héritage cartésien dans les théories modernes des émotions

Pour les neurosciences comme pour la philosophie de l’esprit d’aujourd’hui, Descartes fait encore souvent figure d’adversaire désigné : son « dualisme » ferait par définition obstacle à toute explication scientifique des processus mentaux, émotions incluses. N’est-ce pas à propos des émotions qu’Antonio Damasio a dénoncé « l’erreur de Descartes », d’après laquelle elles n’auraient dans le raisonnement pratique aucun rôle déterminant ? Il est connu maintenant que c’est Damasio qui se trompe : dans Les Passions de l’âme (1649), Descartes restituait aux passions, c’est-à-dire à certains processus physiologiques et cérébraux, toute leur importance dans nos choix. William James lui-même, dans ses Principles of Psychology (1890), avancera sans le reconnaître, à propos des émotions, une théorie qu’on peut dire néo-cartésienne, avec la célèbre formule : « nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, nous sommes tristes parce que nous pleurons ». Il y a lieu de s’interroger sur le pourquoi de cette amnésie ou du moins de ce voile jeté sur un certain héritage classique. On se demandera surtout quelle différence subsiste dans le concept et dans le mode de description entre les passions telles que décrites par Descartes et les émotions étudiées par les modernes et par les chercheurs d’aujourd’hui. Ce n’est peut-être pas dans la conception du corps, mais dans celle de l’esprit lui-même que l’écart le plus significatif pourra être mis en évidence.

 

Petr KYLOUŠEK

Ariel et Caliban : double discours de la diaspora haïtienne de Montréal

Les deux personnages de la Tempête de Shakespeare ont servi de métaphores emblématiques à plusieurs interprétations identitaires de la décolonisation, notamment dans l’espace caribéen. Rappelons Rubén Dário, José Enrique Rodó, pour les hispanophones, et Aimé Césaire (Une Tempête) ou Frantz Fanon (Peau noire, masques blancs), pour les francophones. Si les dichotomies appliquées à l’axe américain nord/sud (blanc/noir, maître/esclave, civilisé/barbare, raison/instinct, matérialisme/spiritualité) ont été majoritairement orientées en fonction d’argumentations idéologiques, le facteur civilisationnel, transposé en confrontation culturelle ou contrepoint esthétique, peut s’avérer fructueux dans le contexte littéraire. C’est le cas de certains auteurs de la diaspora haïtienne qui ont marqué la littérature québécoise, en particulier Émile Ollivier, Dany Laferrière et Gérard Étienne. Là où la thématique se scinde en topiques montréalaise/nord-américaine et haïtienne, le registre stylistique reflète l’alternance en accentuant tantôt la distance ironique, tantôt l’émotivité lyrique ou épique. Entre la raison et l’émotion, l’individualisme et l’appartenance communautaire, la rationalité et le surnaturel, les personnages cherchent leur place entre la terre d’accueil et la terre d’origine pour répondre à leur situation d’exilés.

Ouvrages analysés :

Gérard Étienne, Maître-Clo ou la romance en do mineur (2000)

Dany Laferrière, Le cri des oiseaux fous (2000)

Dany Laferrière, L’énigme du retour (2009)

Émile Ollivier, Passages (1991)

Émile Ollivier, La Brûlerie (2004)

 

Véronique LE RU

Individuation et affects : les rythmes de l’empathie

Nous nous appuyerons sur les analyses concernant l’interaction de l’organisme et de son milieu pour montrer que l’émotion et l’affect sont les modes ordinaires du processus d’individuation du soi qui se fait son milieu. Pour vivre, le vivant a besoin de repères, d’habitudes, de comportements acquis qui deviennent des propensions innées, mais il a aussi besoin d’inventer car l’environnement, la vie est faite d’inattendu et d’imprévisible. Il y a un principe d’organisation de la vie qu’est la propension à prendre des habitudes mais le vivant doit sans cesse faire face à des dangers, des prédateurs, des aléas, des variations climatiques (comme la sécheresse), auxquelles s’ajoutent pour les humains des variations économiques (chômage), qui nous obligent à prendre des risques, à changer de voie (nous humains comme tous les êtres vivants). Toutes ces interactions font que les habitudes d’un être vivant sont « dérangées », « désorganisées » et qu’il doit inventer de nouvelles normes et de nouvelles habitudes pour survivre. Le processus d’individuation, la vie d’un individu est rythmée par l’émotion, les affects, l’habitude, mais aussi par ce qui l’oblige à y déroger, à se réorganiser et à se réinventer : la rupture de rythme fait le rythme.

 

Chiara MENGOZZI

Aux frontières de l’humanité: (in)efficacité de l’empathie et de l’expérience esthétique

Si l’enseignement de la littérature continue à occuper dans le système éducatif occidental un espace non négligeable c’est probablement parce que – comme l’affirme Martha Nussbaum – on lui reconnaît un mérite essentiel dans le fonctionnement d’une société démocratique, notamment la capacité de créer des citoyens empathiques, compatissants et concernés par les expériences, les souffrances et la vulnérabilité des personnes dont le mode d’existence paraît le plus éloigné du nôtre. Dans notre contribution, nous mettrons à l’épreuve le bien-fondé de cette hypothèse à travers l’exemple d’un cas limite, à savoir les relations affectives entre les êtres humains et les créatures artificielles, telles qu’elles sont représentées dans Frankenstein or the Modern Prometheus de Mary Shelley et Never Let me Go de Kazuo Ishiguro. S’il est vrai que la créature de Frankenstein et les clones d’Ishiguro, par le biais d’une éducation sentimentale qui passe par l’art et la littérature, se bercent de l’illusion d’avoir acquis tous les traits propres aux êtres humains, il n’en reste pas moins que leur demande de justice se trouve obstinément refusée, bien que le clivage entre eux et les humains s’avère arbitraire et que leur souffrance soit perçue et ouvertement reconnue par les interlocuteurs humains. Nous serons ainsi amenés à réviser l’idée de Martha Nussbaum, en soulignant, d’une part, les limites et les dangers de l’empathie (la compassion pour l’autre étant surclassée par la priorité accordée empathiquement aux intérêts de nos proches) et, de l’autre, le caractère ambivalent de l’expérience esthétique : si, pour les personnages non humains des deux romans, l’éducation littéraire fonctionne à la fois comme illusion compensatoire et moyen de subjectivation, l’effet du récit sur le lecteur est loin d’être univoque, car même si l’empathie éprouvée pour l’altérité est en mesure d’ébranler partiellement nos replis identitaires, elle demeure impuissante comme motivation à l’agir, si cela implique une perte des avantages pour notre propre groupe d’appartenance (ethnique, national ou humain).

 

Pierre-François MOREAU

Politique des affects

La philosophie antique avait pensé les affects dans un cadre politique sous au moins deux aspects : la rhétorique, d’une part, politique aussi bien que judiciaire, implique une connaissance des affects du public auquel s’adresse l’orateur (Aristote, Rhétorique, II) ; la réflexion sur l’histoire et le pouvoir, d’autre part,  explique les comportements des princes et des peuples par leurs passions (voir Sénèque ou Tacite).

La révolution scientifique du XVIIe siècle entraîne avec elle une nouvelle conception de l’esprit humain et de son fonctionnement : la connaissance des affects, et notamment des affects interhumains, s’appuie désormais non seulement sur l’expérience mais aussi sur les hypothèses concernant le corps humain ; et la génétique des passions chez Descartes ou Spinoza n’est pas indifférente aux thèses mécanistes concernant l’étendue.

Dans cette perspective, les affects peuvent encore expliquer les comportements et la référence aux exemples antiques en est une preuve (Spinoza montre le rôle de la crainte et de l’espoir dans la superstition en s’appuyant sur la description d’Alexandre par Quinte-Curce). Mais surtout leur connaissance scientifique permet de comprendre les effets affectifs des institutions, voir d’imaginer, sur la base de l’analyse de l’expérience historique, comment construire des institutions nouvelles qui canaliseraient, les passions, contrôleraient leur efficace, les orienteraient dans l’intérêt du bien commun. Les lois apparaissent ainsi comme ce qui sédimente les affects en mœurs et constituent politiquement les sujets de l’action.

 

Vojtěch ŠARŠE

La manifestation collective du sentiment de la tristesse dans l’Afrique romanesque

Dans les littératures de l’Afrique francophone, la valorisation des cultures africaines traditionnelles est souvent suivie de leur disparition tragique qui sous-tend la dynamique principale des récits fictionnels. Cela se manifeste par l’absence totale de dénouements heureux des histoires de protagonistes, toujours issus du milieu africain. Le personnage connaît en général le paroxysme d’un sentiment positif qui est suivi d’une chute émotionnelle. Paradoxalement, il accepte ce revirement avec une froideur inattendue. Tout au plus, dans les moments d’une crise personnelle, il prononce un discours accusateur quasi-politique. Il y dénonce l’injustice comme la cause principale de sa souffrance. L’intensité des émotions est toutefois soulignée par la théâtralité des attitudes et des paroles de personnages secondaires, dites les pleureuses, mères africaines. Une foule de femmes africaines déchirant leurs vêtements, se roulant par terre et criant de toute force est une image qui accompagne le déclin des personnages principaux. Nous allons étudier les aspects collectif et théâtraux d’un tel « chœur », ce qui nous permettra de nous poser des questions au sujet de l’expressivité africaine, ses particularités et sa « compatibilité » avec l’habitus européen.

 

Ondřej ŠVEC

L’historicité radicale des émotions

De nombreux ouvrages récemment parus en historiographie de la vie affective posent un défi majeur à toute théorie qui se propose de saisir l’essence des émotions, qu’elle soit recherchée par les instruments de la neuroscience ou par l’interrogation philosophique sur la structure essentielle des vécus. L’histoire des émotions, telle qu’elle nous est présentée par ex. dans le dernier ouvrage éponyme édité par A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, apporte autant de pièces prouvant l’illégitimité d’une approche universaliste et réductionniste : les émotions ne sont ni des états du corps (déclenchés par les mécanismes innés dont la neurobiologie aurait toujours le dernier mot), ni de simples états d’une conscience transcendantale (dont on pourrait faire une théorie eidétique à l’instar de Husserl ou de Scheler). Il convient plutôt de les aborder comme autant de conduites, car c’est la seule approche qui permette de rendre compte à la fois de leur caractère incarné et leur appartenance aux systèmes de valeurs et de normes propres à telle ou telle culture. De leur côté, les récits littéraires nous aident à mieux comprendre quels types de conduites émotionnelles, à telle époque, sont mises en valeur, raillées ou considérées comme révélateurs des caractères. Il s’impose alors à la philosophie de tirer la leçon de l’enseignement conjoint que l’histoire et la littérature apportent pour ne plus aborder les émotions comme des objets idéaux, traversant les siècles de façon immuable, mais comme autant de noeuds polémiques que chaque époque s’approprie différemment et qui reflètent une certaine manière d’exister et de s’éprouver soi-même, dépendante d’un contexte culturel et politique précis.

 

Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ

La valeur cognitive des passions dans « le système symboliste »

Les romanciers fin-de-siècle ne cessent de s’interroger sur la nature du rapport existant entre les émotions et l’art : Les passions ont-elles besoin d’une incarnation préalable pour être ensuite transformées en mots, ou bien peuvent-elles être vécues sur le mode de l’idée, au moment de l’écriture ? L’art crée-t-il la personne aimée ou l’inverse ? Si une certaine expérience vécue s’avère utile, à quel point l’art rend-il les passions humaines plus fines, plus accomplies ? « Les héros, ou les hommes […] ne sont qu’ébauchés par la vie ; c’est l’art qui les complète en leur donnant, en échange de leur pauvre âme malade, le trésor d’une immortelle idée », explique Remy de Gourmont. Dans le discours critique, les symbolistes ont également tendance à réhabiliter l’affectivité ou l’intuition au détriment de la raison et du déterminisme positiviste, n’hésitant pas à parler d’ « études passionnelles » (Rodenbach) ou de « marée des émotions qui, par instants, précipite les sensations et les notions dans un confus tourbillon tumultueux » (Wyzewa) à propos de leurs propres textes. Dans leurs critiques du réalisme naturaliste et psychologique, ils exaltatent une autre manière d’exprimer le monde en dégageant la « généralité intensive » de chaque situation par la focalisation de l’intrigue autour des « crises de l’âme » (Schwob). Les passions semblent ainsi avoir à leurs yeux une fonction cognitive et l’une des tâches du « système symboliste » (Pierre Citti) consiste précisément dans l’obligation qu’a l’écrivain d’exprimer l’« extrême particularité » de sa personne.

[1] P. Perrin, Recueil des paroles de musique, dans Louis E. Auld, The Lyric Art of Pierre Perrin, Founder of French Opera, Henryville, Ottawa et Binningen, Institute of Medieval Music, Institut de Musique Médiévale et Institut für Mittelalterliche Musikforschung, 1986, t. III, p. vi.

[2] M. Foucauld, « Il faut défendre la société. » Cours au Collège de France 1976, Paris, Gallimard, 1997, p. 155-157.

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